Dans le monde de l'édition, personne ne vous entend crier

Et ça commence à bien faire

Sans savoir précisément pourquoi, je me suis toujours sentie mal à l'aise en présence de Stéphane Marsan. Sa façon de se tenir un peu trop près, la drôle de lueur dans son œil quand il faisait des blagues grivoises, le ton onctueux sur lequel il s'adressait aux jeunes et jolies femmes de son entourage... Tout cela déclenchait instinctivement une alarme discrète en moi.

Mais quelle importance accorder à notre instinct tant qu'il ne nous arrive rien à titre personnel ?

Il y a bien eu ce salon du livre pendant lequel, alors que nous bavardions au milieu d'un stand bondé, il a négligemment posé sa main sur mes fesses. Je m'y attendais si peu que je n'ai pas su comment réagir. J'ai reculé d'un pas pour me soustraire à son contact, continué à sourire et à parler comme si de rien n'était alors que dans ma tête, une petite voix soufflait : « Ce n'est pas normal, ce n'est pas normal » et qu'une autre répliquait : « Pas de panique. Il revient juste d'un déjeuner probablement bien arrosé, il doit être à moitié soûl, si ça se trouve il a juste mal visé, tu ne vas pas lui mettre ta main dans la figure en public pour si peu. »

Si peu, oui. Car lorsqu'on est une femme adulte, en France au 21ème siècle, une main aux fesses, c'est souvent loin d'être le geste le plus déplacé dont on ait fait l'objet de la part d'un homme. Y compris dans le cadre professionnel. Et non, ce n'est pas normal. C'est pourtant ainsi que nous sommes conditionnées à le percevoir.

J'ai laissé filer.


Plus tard, j'ai entendu des rumeurs selon lesquelles il aurait une attitude franchement limite envers certaines de ses collaboratrices ou des autrices qui le démarchaient, et je n'ai pas été étonnée. Mais si on devait s'affoler chaque fois qu'on entend ce genre de choses, on n'aurait plus d'énergie pour rien d'autre, n'est-ce pas ? On n'était pas là ; on ignore ce qui s'est réellement passé.

J'ai laissé filer.


A cette époque, je commençais à me lasser des tarifs très bas pratiqués par Bragelonne et de leurs retards de paiement répétés, souvent assortis d'excuses abracadabrantes. Ce à quoi je pouvais compatir d'une certaine façon : c'était une petite boîte qui publiait beaucoup de titres. J'avais d'autres clients plus généreux et plus fiables, mais j'aimais travailler pour Bragelonne. J'aimais leur catalogue varié, l'enthousiasme qu'ils mettaient à faire découvrir de nouveaux genres et de nouveaux auteurs, et surtout, j'aimais travailler avec mes interlocutrices, toutes des jeunes femmes compétentes, bosseuses et sympathiques. Je savais qu'on exigeait beaucoup de leur part, et je m'étonnais un peu du nombre d'entre elles qui disparaissaient du jour au lendemain et dont j'apprenais plus tard qu'elles avaient fait un burn out. Je me suis ouvert de mon trouble à une collègue, qui m'a répondu que nos métiers attiraient des gens passionnés mais souvent fragiles psychologiquement. C'était une remarque pertinente ; n'empêche que je ne constatais pas le même phénomène dans les autres maisons d'édition avec lesquelles je collaborais. Mais là encore, je ne savais pas ce qui se passait au juste.

J'ai laissé filer.


Puis une amie s'est ouverte à moi du harcèlement moral et sexuel dont elle était l'objet. Elle m'a raconté des incidents nombreux et très précis qui m'ont horrifiée, ajoutant le nom d'autres femmes et les circonstances dans lesquelles elle savait que Stéphane Marsan s'en était pris à elles. Je n'ai pas douté une seule seconde de la véracité de son récit. Bien sûr, j'ai compati et tenté de la soutenir moralement, mais que pouvais-je faire de plus ? J'ai envisagé de cesser de travailler avec Bragelonne. Mais c'était un de mes plus gros clients parmi un nombre très réduit, et un acteur trop important du milieu de l'imaginaire français pour que je me permette de couper les ponts. N'étant pas victime moi-même, je ne pouvais pas faire d'esclandre. Ma disparition du rang des collaborateurs serait passée totalement inaperçue et n'aurait servi à rien hormis à me priver d'une source de revenus cruciale.

J'ai laissé filer.


Depuis la parution de l'enquête de Mediapart, j'ai beaucoup discuté avec mes collègues femmes qui travaillent ou ont travaillé pour Bragelonne, et je suis consternée par ce que j'ai découvert – des choses qui n'ont pas été mentionnées faute de preuves en béton ou parce que les victimes avaient, de façon bien compréhensible, peur de se faire blacklister.

Et je me dis que cette fois, on ne peut plus laisser filer. Sinon rien ne changera jamais.